Music and Sound design: Massimo Trassente
Des séquences mouvantes à la narration sophistiquée, des contre-plongées saisissantes qui dévoilent le siècle, des montages numériques prémonitoires.Autant de techniques mais un seul format, ou plutôt un seul et même écran, celui de l’usine à rêve. Car Pierre-Emmanuel Chatiliez vient du cinéma et ça se voit. Illustrateur excellant dans l’art du storyboard (d’Alain Resnais à Brett Ratner en passant par Jallil Lespert ou Shawn Levy on ne compte plus les réalisateurs qui se sont attachés ses précieux services) il développe en parallèle une activité artistique originale qui donne à voir, à travers un travail toujours très soigné, méticuleux et d’une extrême attention dans les finitions, une sensibilité particulièrement aigüe à l’histoire contemporaine, à ses basculements soudains, ses téléscopages les plus spectaculaires. L’histoire contemporaine en cinémascope, comme projetée sur des écrans éclatés en surface aussi bien qu’en profondeur, des « Split Screens «. La remarquable cohérence de l’oeuvre de Pierre-Emmanuel Chatiliez ne tient pas seulement à sa thématique principale – la guerre froide, de Leonid Brejnev à Donald Trump de l’ordre stalinien au triomphe du bling-bling – mais aussi bien au talent tout particulier qui s’y exprime de mise en mouvement de l’image ainsi qu’à cette découverte fondamentale : l’identité de format entre le cinémascope et le dollar. Identité dont il joue avec une aisance remarquable qui lui permet de toucher au plus près l’inconscient collectif de notre époque.
A chaque série correspond un mode narratif particulier jouant aussi bien de la succession que de la simultanéité . L’espace du simultané et la temporalité de la succession. Linéarité pure de la série 06-16-1961 qui met en scène 3 versions différentes (chacun étant libre de choisir la sienne) du très romantique passage à l’Ouest de Rudolf Noureev dont chacun garde une image en tête alors qu’il n’en existe aucune. Linéarité en mouvement pour « 55°43’46.12 N 37°36’47.40 E » (les coordonnées géographiques de la dernière statue de Lénine érigée par les soviétique à Moscou) dont la version vidéo montre, en une boucle spectaculaire à l’effet hypnotique, le père de la République Soviétique confronté à un ironique et dérisoire (mais non moins tragique) face à face avec les symboles mêmes du capitalisme triomphant. Simultanéité horizontale et éclatée d’images obsessionnelles dans la série « Money shot ». Obsession du sexe, obsession de l’argent dans une esthétique très bling-bling, typique de notre société post moderne, qui navigue entre pub et porno (« money shot » désigne le « plan gagnant », celui qui coute cher, celui qui fait riche, celui qui vendra le film et dont le spectateur se souviendra, le terme étant désormais communément utilisé dans l’industrie pornographique, on comprend aisément pourquoi). Simultanéité en profondeur enfin avec les deux séries « bugs in the system» et « paper dolls » où, comme en un glacis digitalisé, la superposition d’éléments photographiés en couches plus ou moins transparentes sur un support aluminium donnent un effet de vibration lumineuse tantôt mélancolique dans le cas des « paper dolls »; tantôt menaçant (et grimaçant, et ricanant…) dans le cas des bugs. Pour ces derniers, on notera que leur création remonte à 2005, soit bien avant le scandale de la NSA, avant l’affaire des wikileaks, avant même l’irruption des fameux « Anonymous » au coeur du cyber monde. Le rôle plus que trouble imputé à des hackers russes dans la récente élection présidentielle américaine en révèle le caractère hautement prémonitoire.
Patrice Ramain (Philosophe)